L'enchaînement qui suit est phénoménal. « au bout d'un fil », le plus long morceau du disque, en est aussi sans conteste le morceau de bravoure, avec ses divers effets vocaux qui se résorbent en un refrain parfaitement dosé pour être repris à tue-tête, et sa construction alternant des parties très variées et d'une intensité exceptionnelle. La chanson délivre au passage le moment sans doute le plus excitant de tout l'album, sorte d'interlude dubstep en prolongement du deuxième refrain, avant de déboucher sur une courte plage d'ambient au cours de laquelle le travail des couches sonores remonte graduellement, avec l'aide d'un piano et des chœurs qui font leur réapparition, jusqu'à un final à la limite de la transe, où l'entremêlement frénétique de lignes de guitare construit un joyeux chaos avant de couper court au bord du précipice. Extraordinaire.
S'il y a un précurseur à chercher pour ce qui est du texte, c'est du côté du Bashung de L'Imprudence qu'il faut aller, influence récurrente sur l'ensemble du disque, avec ces jeux de mots poignants, non dénués de préciosité, imbriqués pour contenir des traces de récit. C'est encore plus flagrant sur le morceau suivant, « grise mine », qui allie la meilleure performance vocale au meilleur texte de l'album. Contrairement à « minuit pile » sur laquelle se percevait une certaine rigidité dans la façon de chanter justement les mots, il y a ici une vraie fluidité au niveau des inflexions de voix de Victor Page, venant servir à merveille un texte réflexif sur la pratique de l'écriture même. Il y a sur ce titre une chaleur plus assumée qu'ailleurs, dans le choix d'enchaînements harmoniques presque beatlesiens sur certains passages, mais il se passe toujours autant de choses à l'arrière plan, micro-événements sonores qui vont et viennent et se laissent distinguer progressivement au fil des écoutes, à mesure que l'attention se déplace d'une strate à l'autre. L'usage du silence dessine plusieurs trajets possibles dans la matière sonore, les parties se fondent sans heurts les unes dans les autres, souci de construction et souci de modelage du son atteignent ici leur point de jonction le plus élevé, le mélange d'acoustique et d'électronique brouillant les frontières entre les timbres pour créer une synthèse organique et une parfaite symbiose de l'homme et la machine.
La juxtaposition de plages hargneuses et d'autres plus méditatives rappelle le travail du quartet d'Eivind Aarset ces dernières années, qui a débouché sur l'album I.E. l'année dernière, et à ce titre, « la machine en vrille » (justement), est le morceau sur lequel on pense le plus au lyrisme noir et gothique d'Aarset, pour qui le travail de la matière sonore n'exclut jamais une dimension puissamment expressive. Des arpèges délicats côtoient des guitares rugissantes, des drones ténus croisent le fer avec de bondissantes basses synthétiques, tandis que la voix se démultiplie en chambre d'échos et que d'autres échos, de musique industrielle et même de boîte à musique, résonnent dans l'espace pour le faire respirer.
Le voyage se boucle sur « l'azalée », sans doute la composition qui lorgne le plus du côté du songwriting, mais qui apparait comme la parfaite synthèse des divers aspects du disque tout en lui donnant une tonalité conclusive un peu plus ouverte. Elle vient renouer avec le lyrisme léché de « minuit pile », avant de basculer dans une noire tension atmosphérique - comme ce qu'on pourrait attendre d'une chanson de 10cc interprétée par Ulver. Elle s'ouvre sur un énorme son de clavier avec effet trémolo qui court durant presque toute la chanson comme un drone souterrain, sur lequel s'enchaînent les ambiances, auxquelles le temps est laissé de se développer, reliées par des transitions toujours plus inventives. Le travail des percussions est encore une fois très présent - le jeu polymorphe et flexible d'Alex Page, jouant sur des timbres et des axes temporels larges, conférant très largement à donner de la cohérence à l'ensemble.
Gueule Maudite est un album cérébral, qui tire parti des ressources du studio mais aussi des contraintes et avantages de son format, il requiert des écoutes répétées pour infiltrer progressivement l'esprit de ses auditeurs, et en modeler certaines des inflexions de leurs face à face avec le monde. Principalement un projet studio jusque-là, Vol de Nuit est un bel exemple de ce que le rock peut encore apporter de frais. Il me tarde de découvrir en live quelle substance intime les réarrangements plus resserrés du duo parviennent à tirer de ces chansons qu'ils ont laissées suffisamment respirer pour que se sente à l'écoute les fantômes d'autres choix possibles qu'elles portent en elles. Et s'il est difficile de savoir encore où leur chemin les mènera, on peut leur faire confiance pour garder leur violence et leur oreille pour les mélodies infectieuses afin d'aller plus loin dans leur travail de sculpture du matériau sonore, tout en espérant qu'ils se libèrent encore davantage des contraintes formelles et de leurs propres règles pour lâcher prise et laisser s'exprimer l'aspect foutraque et désinhibé que Gueule Maudite porte en germe.
Méfiez-vous de Vol de Nuit. Pendant que les gens sommeillent ils pourraient trouver le temps de nous concocter un ovni en vue d'aller explorer de nouveaux confins plus secrets encore.